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Le partage des raisons

Egalité, caractère distinct des personnes

et libéralisme politique dans la pensée de John Rawls[1]

Abstract

The most serious charge against a theory of justice concerned with equality is to accuse it of resting on normative principles which express inegalitarian sentiments. A common criticism of Rawls’s list of primary goods in A Theory of Justice is that it fails in precisely this way. Nagel complains that Rawls’s theory presupposes a liberal bias in its premisses which is reflected in the conception of primary goods to be distributed. The aim of this paper is to explore the Rawlsian response to this critique and thereby to explain the import of the shift from comprehensive to political liberalism. Where many commentators have seen this shift in Rawls’s theory as a retreat in the face of multiculturalism and the fragmentation of value, it is more accurate to see the shift as underscoring the original liberal intentions of paying due respect to individuals and individual differences. Political liberalism sets out from the reasons that we can all share, regardless of our particular conceptions of the good life, in order to construct a common framework of justice within which all can thrive. It thus seeks to reconcile the attractions of egalitarianism with proper respect for persons by making the root egalitarian concern equal regard of all people in the demand to justify principles of justice.

Résumé

Pour une théorie de la justice comme équité, l’accusation la plus dommageable est celle selon laquelle les prémisses normatives de la théorie seraient d’emblée inéquitables. Or c’est précisément un doute de ce type qui fut formulé dès la publication de la Théorie de la justice, et qui conduisit en particulier Thomas Nagel à demander si la liste des biens premiers distribués par les principes de la justice rawlsiens aurait été élaborée à partir de prémisses biaisées et inéquitables. C’est cette critique qui nous occupe, avec une attention particulière à la réponse apportée par Rawls dans ses derniers écrits et dans sa définition d’un libéralisme dit « politique ».Alors que la plupart des critiques ont considéré que Rawls opérait un retrait, limant de sa théorie beaucoup de ce qui la rendait ambitieuse et égalitaire, au profit d’une plus grande attention au pluralisme des valeurs, il faut au contraire voir dans cette évolution la volonté d’approfondir l’intention libérale initiale de la théorie rawlsienne de respecter les individus et les différences individuelles. Le libéralisme politique part des raisons que nous partageons, quelle que soient nos valeurs et notre conception de la vie bonne, pour construire un cadre de justice dans lequel nous puissions tous nous épanouir. Il vise donc à réconcilier l’attrait de l’égalitarisme avec le respect dû à chaque personne en étendantla sollicitude à l’égard de chaque personne à l’exigence de justification égale des principes de justice aux individus.

1. Le problème: justification politique de l’égalité et diversité des conceptions morales

Commençons par une question naïve. Une théorie peut-elle être à la fois libérale[2] et égalitaire?Oui, certainement, diront les lecteurs de Rawls, pour lesquels l’un des enseignements les plus durables de la Théorie de la justiceest précisémentqu’une conception libérale des droits de chacun constitue un socle théorique robuste pour une conception égalitaire de la justice distributive. Cependant si la question vaut d’être posée, ce n’est pas tant en vertu d’une tension supposée entre l’égalité et la liberté, mais bien plutôt en raison des exigences normatives de justification qu’une conception libérale ajoute à la perspective égalitaire, exigences dont il est possible de se demander si elles peuvent vraiment être pleinement respectées.

Le trait normatif distinctif de la pensée libérale est sa conception anti-autoritaire de la fonction de l’État. La perspective libérale dans laquelle s’inscrit Rawls considère que l’État ne peut jamais être qu’un instrument au service des besoins et fins des individus; les activités de l’État doivent donc être justifiées au regard de raisons qui puissent être adoptées par chacune des personnes qu’ils affectent. Les biens à distribuer en vertu d’un principe égalitairelibéral doiventpermettre à chaque individu de former librement et de poursuivre, isolément ou (plus souvent) avec d’autres sa propre conception de ce qui donne du sens à sa vie. Bien sûr la liste de ces biens pourrait encore être élaborée dans la perspective d’un observateur impartial et informésur les différents éléments de la nature humaine. Cependant certains libéraux, au premier plan desquels se situe Rawls, ajoutent une seconde exigence (qui leur semble à la fois la meilleure garantie de parvenir à une liste adéquate de biens essentiels, et la conséquence du respect dû à chaque personne, respect qui s’étend à la capacité des individus à évaluer et à adopter, ou à rejeter, les raisons qui sous-tendent les principes égalitaires): la formulation de la liste même des biens essentiels remplissant les exigences libérales doit pouvoir être justifiée àchacune des personnes d’une communauté politique.

Pour répondre à cette double exigence, et comptetenu la diversité des conceptions du bien et du juste, Rawls préconise une méthode de justificationqui s’appuie sur des prémisses étroites et partagées par tous. Cette méthode est ainsi décrite dans les toutes dernières pages de la Théorie de la justice:

[L]a justification est une argumentation qui s’adresse à ceux qui ne sont pas d’accord avec nous, ou à nous même quand nous sommes de deux avis différents. Elle suppose une opposition entre les conceptions des personnes (…) Etant conçue pour une réconciliation par la raison, la justification procède de ce que tous les partenaires dans la discussion ont en commun. Idéalement, justifier une conception de la justice aux yeux de quelqu’un, c’est lui donner une preuve de ses principes basée sur des prémisses que nous acceptons tous deux, ces principes ayant à leur tour des conséquences qui s’accordent avec nos jugements bien pesés.[3]

La contribution théorique essentielle du second livre de Rawls, leLibéralisme politiquefut de développer cette méthode de justification et d’en tirer une distinction importante entre deux types de libéralisme, l’un dit «compréhensif» et le second (plus attentif aux problèmes de justification) dit «politique». Pour beaucoup de critiques, cependant, ce type de libéralisme promet plus qu’il ne peut donner et qu’il ne devrait en tout état de cause viser. La promesse théorique qu’il fait miroiter est de traiter chaque personne avec un respect égal etd’inclure dans le respect dû à chaque personne distinctele fait de tenir compte du caractère tout aussi distinct de ses raisons. Parmi les critiques, Brian Barry est certainement celui qui résume le mieux le scepticisme provoqué par cette ambition, lorsqu’ils se moque du libéralisme politique de Rawls, en le décrivant comme une théorie pour laquelle le respect égal dû aux individus: «implique qu’il faille traiter leurs idées avec respect même si nous considérons en notre for intérieur qu’elles sont extrêmement sottes» (Barry, 1995 : 897).

Or il me semble que ce que Barry écarte ainsi impatiemment constitue une contribution importante à la pensée libérale égalitaire et que la distinction entre le libéralisme dit compréhensif et le libéralisme politique répondà un problème qui frappe l’égalitarisme rawlsien en son cœur. Plus précisément, la thèse que je soutiendrai est que la position adoptée dans le Libéralisme politique constitue un libéralismeégalitaire plus cohérent et, sur un point au moins, plus ambitieux que celui de la Théorie de la justice.

Avouons le d’emblée: cet éclairage n’est pas celui qui est communément donné à l’évolution de la pensée de Rawls. Bien au contraire, L’interprétation souvent avancée (par ceux qui s’en félicitent, comme par ceux qui s’en désolent) est que Rawls a en quelque sort battu en retraite, limant de sa théorie beaucoup de ce qui la rendait ambitieuse et égalitaire, au profit d’une version moins polémique, plus consensuelle, mais dans laquelle il n’est plus accordé la même priorité au sort des plus défavorisés. Précisément pour cette raison, les derniers écrits de Rawls semblent à beaucoup décevants au regard de la portée théorique et de l’esprit de générosité du premier livre (je pense aux réactions auLibéralisme politique, mais aussi à l’insatisfaction presque généralisée,en particulier parmi ceux qui espéraient voir Rawls réaffirmer le principe de différence au niveau international, suite à la publication des idées de Rawls concernant le droit des gens[4]). Ainsi nombreux sont les admirateurs de la Théorie de la Justice qui ont senti le besoin de défendre l’égalitarisme rawlsiencontrele Rawls des derniers écrits (il pourrait presque être dit que le consensus par recoupement entre les nombreux admirateurs de la Théorie de la justice est leur rejet de ces derniers écrits).

Ces réserves ne sont pas du tout déraisonnables. Il semble indéniable que la théorie rawlsienne permette d’envisagerdes principes de distribution entre pays bien plus substantiels que ceux recommandés par Rawls lui-même. Il est tout aussi vrai que le principe de différence ne tient plus le devant de la scène dans le Libéralisme politique[5]. Par ailleurs le libéralisme défini dans ce second livre semble à première vue surtout caractérisé par ce qu’il n’est pas (pas métaphysique, pas un libéralisme compréhensif, pas le libéralisme des Lumières, …), ce qui alimente l’impression d’une portée et d’une ambition moindres, ou pour le moins d’un recadrage vers le consensus politique et les conditions pragmatiques de la citoyenneté dans les pays à tradition démocratique.

Mon intention dans ce qui suit n’est ni de nier cette impression, ni de résoudre la question d’exégèse concernant le fait de savoir comment mieux lire les derniers écrits de Rawls. Je partage d’ailleurs le scepticisme des critiques au moins sur ce point: si le Libéralisme politique constituait une théorie moins ambitieuse mais plus consensuelle de la justice comme équité, ce serait un piètre résultat. Le succès d’une théorie philosophique ne se mesure certainement pas en fonction du pourcentage du lectorat qu’elle arrive à convaincre, mais plutôt parsa cohérence et ce qu’elle parvient à établir sur le plan conceptuel.

Ceci étant, il me semble que la distinction entre libéralisme compréhensif et libéralisme politique pointe dans une direction importante, celle d’une plus grande attention aux problèmesde justification mentionnés plus haut. C’est au succès ou à l’échec de cette ambition, celle de la justification de principes de justice égalitaires libéraux, justification qui s’adresse à tous les individus objets de ces principes, y compris ceux qui ne partagent pas l’idéal égalitaire et libéral, que doit se mesurer, me semble-t-il, l’apport théorique du Libéralisme politique. C’est cettecontribution que j’essaierai d’éclairer et d’évaluer.

Peut-être l’une des raisons pour lesquelles cette importante contribution théorique n’a pas reçu toute l’attention qu’elle méritait est qu’un fossé s’est creusé au cours des dernières années entre les débats concernant le libéralisme et ceuxayant traità l’égalitarisme de type rawlsien. En effet lacoupure apparente entre le premier et le second Rawls a été reflétée dans la pléthore de commentaires et critiques à la théorie rawlsienne, scindée en deux grands courants, presque indépendants. D’un côté se sont développéesles interprétations critiquesdu libéralisme de Rawls:les uns approuvant qu’il ait précisé que sa théorie n’était valable que pour les pays d’une certaine tradition démocratique, les autres déplorant au contraire le passage à un libéralisme sans âme et sans consistance théorique, ou trop proche des théories communautariennes ou républicaines; ni les uns ni les autres n’abordant explicitement le principe de différence et la distribution des biens premiers. De l’autre se sont poursuivies les polémiques sur les aspects distributifs de lathéorie rawlsienne, en particulier le principe de différence (qui veut comme chacun sait que les inégalités ne soient permises que lorsqu’elles bénéficient aux plus démunis). Dans la mesure où ce second courant a envisagé la dimension libérale de la théorie rawlsienne, c’est en la lisant à travers le prisme de la théorie libertarienne de Nozick. Ainsi les égalitariens se sont-ils essentiellement donné pour tâche de réintroduire le principe de responsabilité individuelle dans l’égalitarisme (reprenant ainsi à leur compte la critique nozickienne selon laquelle un des défauts du principe de différence est de n’établir aucune distinction entre les plus démunis qui le sont du fait de la société ou de leurs dotations initiales et ceux qui le sont du fait de choix et aspirations dont ils sont responsables).

Il y a lieu de regretter cette réception ainsi scindée de l’œuvre de Rawls. Il est en effet évident que la réflexion sur les limites de l’imposition par l’État de valeurs morales aux individus qui sont soumis à leur autorité, surtout lorsque ces valeurs sont incompatibles avec leurs convictions les plus profondes, affecte la question de l’égalitarisme (en particulier la définition des biens premiers). C’est d’ailleurs ce que soulignait un autre théoricien de l’égalité libérale, à savoir Thomas Nagel[6],immédiatement après la parution de la Théorie de la justice.Si la théorie rawlsienne échouait à tenir véritablement compte de la diversité des valeurs et des conceptions du bien, si ses principes ne convenaient qu’à des personnes ayant des valeurs libérales, suggérait Nagel, elle ne serait pas équitable. Or Nagel estime que tel est le cas: les prémisses normatives sur lesquelles s’appuie la position originelle, dit-il, sont biaisées en faveur des valeurs libérales.La critique touche au cœur même de la théorie: la construction de la position originelle serait inéquitable, car favorisantd’emblée une conception particulière. Mon propos dans ce qui suit sera de préciser l’exacte teneur de ce type d’approche critique. En particulier il s’agira de déterminer dans quelle mesure elle porte sur la justification des biens premiers au regard des différentes valeurs dans la position originelle. En effet, nous le verrons, Nagel avance aussi dans le même temps d’autres reproches, sur les effets inégaux des principes ou sur leur caractère individualiste, critiques qui semblent mal fondées, ou en tout état de cause plus externes. Ceci étant, s’il faut déterminer au plus près le type de défaut trouvé dans une perspective de justification, c’est surtout parce que Rawls ne peut nier que les fondements normatifs de sa théorie soient ceux du libéralisme: ceci reviendrait à définir précisément le type de théorie consensuelle parce que «molle», sans corps théorique, que lui reprochent les critiques de ses derniers écrits. Préciser ces différents aspects nous permettra de revenir sur la réponse apportée dans ses derniers écrits par Rawls à Nagel et à des critiques similaires, dans une perspective égalitaire qui part du caractère distinct des personnes et de leurs raisons. Le libéralisme qu’il définit est ainsià la fois pleinement libéral mais aussi clairement distingué de formes de vies individualistes ou libérales. J’anticipe cependant: nous devons en effet commencer par mieux comprendre le problème généré par une position originelle qui ne tiendrait pas compte de façon adéquate du pluralisme des valeurs; c’est donc vers cette tâche que je me tourne maintenant.

2. Une critique égalitaire: la position originelle pourrait ne pas être équitable

La position originelle place comme chacun sait les parties choisissant des principes de justice derrière un voile d’ignorance quant à leur place dans la société, leurs dotations personnelles, leurs sexe, etc… Il s’agit donc d’éliminer lesfacteurs d’inégalité «moralement arbitraires», c'est-à-dire dont il serait inéquitable ou arbitraire qu’ils déterminent à quel point nous sommes bien ou mal lotis. Choisir les principes de justice sans l’influence de ces facteurs arbitraires correspond à une perspective initiale équitable à l’égard de chaque personne. C’est le sens de l’expression justice comme équité: les principes de justice doivent être issus d’un accord unanime entre les parties, conclu dans une situation équitable.

Nous avons vu que la tactique de Rawls est de partir de prémisses étroites communes aux différentes parties à un accord; or, comme le rappelle Thomas Nagel dans l’article auquel je viens de faire allusion, «Les circonstances qui rendent l’unanimité possible ne doivent en aucun cas remettre en cause l’égalité des parties sur d’autres plans» (Nagel, 1975: 6). C’est là qu’un problème surgit, selon Nagel. Le voici en quelques mots. Les parties qui doivent parvenir à un accord sur les principes de justice n’ignorent pas seulement leur classe sociale, leurs talents et leur sexe;ellesignorent également leur conception particulièredu bien. Ceci étant, elles connaissent la liste de certains biens dits premiers, en cela qu’ils sont instrumentaux quelle que soit notre conception du bien. Les biens premiers, ce sont des biens dont il est raisonnable pour tout individu de souhaiter disposer, quelles que soient ses autres attentes.La connaissance de la liste de ces biens premiers derrière le voile d’ignorance constitue ce que Rawls nomme une théorie étroite du bien (étroite puisqu’elle ne présume rien quant aux convictions et valeurs particulières des individus)[7]. De cette théorie étroite du bien, Rawls écrit qu’en parvenant à l’accord originel «les partenaires admettent que leurs conceptions du bien ont une certaine structure qui leur suffit pour choisir des principes sur une base rationnelle». Or Nagel pense que la théorie étroite du bien manque à l’équité initiale nécessaire à la justice des principes:

La position originelle pourrait ne pas être équitable. … Admettons que les parties doivent être égales et qu’elles doivent être privées de toute information qui les conduirait à chercher à obtenir des avantages sur des bases moralement inappropriées, telles que leur race, leur sexe, leurs parents ou leurs talents naturels. Mais les parties ignorent aussi leur conception particulière du bien. … Rawls semble estimer qu’il serait aussi inéquitable de leur permettre de revendiquer la réalisation de leur conception du bien que de leur permettre de revendiquer les avantages de leur classe sociale. … J’interprète sa position en ce sens que les principes de justice sont objectifs et reconnaissables de façon interpersonnelle alors que les conceptions du bien ne le sont pas de la même manière. … [Cependant] la suppression d’information requise pour parvenir à l’unanimité [sur ces principes] n’est pas également équitable à l’égard de toutes les parties, car les biens premiers n’ont pas une valeur égale pour la réalisation des différentes conceptions du bien. Ils peuvent servir à accomplir beaucoup de projets de vie (certains de façon plus efficace que d’autres), mais ils sont moins utiles pour mettre en œuvre des vues considérant que la vie bonne ne peut vraiment se réaliser que dans certaines structures sociales bien définies, ou seulement dans une société qui travaille de façon concertée à l’épanouissement des capacités humaines les plus élevées et à la suppression d’autres plus viles, ou seulement si certaines relations économiques entre êtres humains sont déjà en place. Le modèle comporte un fort parti pris individualiste. La position originelle semble présupposer … une conception libérale individualiste en vertu de laquelle le mieux que l’on puisse souhaiter pour quelqu’un c’est qu’il puisse poursuivre sa voie sans encombre, dans la mesure où il n’interfère pas avec le droit d’autrui.

Et Nagel conclut en remettant en cause les conditions d’équité de la position originelle:

Etant donné que beaucoup de conceptions du bien n’entrent pas dans ce moule individualiste, comment ceci peut-il être décrit comme étant une situation de choix équitable pour les principes de la justice?[8]

J’ai cité une longue partie de la critique de Nagel; certains aspects en sont familiers et se retrouvent dans les critiques dites «communautariennes»: le libéralisme rawlsien repose sur l’individualisme et l’autonomie, valeurs qui semblent écarter d’emblée une perspective plus communautaire.Cependant à la critique familière s’en ajoute une autre, bien différente: la position originelle est construite de telle sorte qu’elle n’est pas équitable, car elle écarte (peut-être arbitrairement) les valeurs de certaines personnes.

La raison pour laquelle ces deux critiques doivent être distinguées est qu’elles appellent des réactions bien différentes. La première est en quelque sorte une critique externe: elle rejette d’emblée l’individualisme de la perspective libérale et demande une forme de justification politique différente. Cependant la seconde critique ne remet pas en cause le fait que la justification des principes s’adresse aux individus; elle souligne tout au contraire que les valeurs de certains individus sont écartées, peut-être arbitrairement. En ce sens, donc, elle considère que la théorie n’est pasassezindividualiste, car elle ne tient pas assez compte des valeurs et raisons de chaque individu. Or c’est cette seconde critiquequi fonde l’accusation selon laquelle la position originelle n’est pas équitable: si cette accusation se révèle fondée, alors le libéralisme rawlsien ne peut qu’être révisé. C’est donc elle qui nous occupera ici.

La critique interneporte sur l’un des éléments essentiels de la construction de la position originelle, car elle dit quela théorie étroite du bien est incompatible avec l’équité initiale nécessaire à la justice des principes. Pour y répondre, toutefois, certaines ambiguïtés doivent d’abord être levées. En effet il n’est pas entièrement clair en quoi l’équité est enfreinte par la théorie étroite du bien.Plusieurs possibilités se présentent à nous à la lecture de Nagel:

i-Les principes de justice obtenus à partir des éléments de la position originelle sont plus favorables ou même encouragent certaines conceptions du bien plutôt que d’autres.

ii-La liste des biens essentiels est obtenue à partir d’une certaine conception du bien, la conception libéralequi écarte d’emblée et arbitrairement d’autres conceptions du bien.

iii-La liste des biens premiers contient des biens qui ont une valeur instrumentale inégaledans la perspective des différentes conceptions du bien.

Voyons chacune de ces interprétations tour à tour.

1.Disons-le d’emblée: la première des possibilités doit être écartée comme interprétation critique de ce que l’équité requiert et que la perspective rawlsienne sur la justice échoue à garantir. Certaines conceptions du bien trouveront inévitablement des conditions plus favorables que d’autres dans une société juste. Ceci ne constitue pas un problème dans la perspective rawlsienne, ni d’ailleurs dans aucune perspective normative, libérale ou non: il n’est pas de conception de la justice qui puisse garantir la neutralité de ses effets par rapport aux différentes conceptions du bien existantes. Les contraintes que les principes de justice imposent seront certes ressenties différemment par les individus ; mais ceci ne montre en rien le caractère arbitraire de ces principes.